Un détestable goût de vérité : à propos de La Croisade de Lee Gordon, de Chester Himes

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Chester Himes a trop morflé pour avoir la pudeur ou le romantisme des combats héroïques. Il avait suffisamment d’audace désespérée pour tremper les mains dans la complexité des êtres, aussi merdique et boueuse fusse-t-elle. Peu lui importait qu’on ne soit pas « entre nous », peu lui importait de plaire, d’être stratégique ou de coller à un programme idéologique. Il écrivait avec l’énergie convulsée des nausées violentes, la rage impuissante des dernières cartouches et l’humour des naufragés. A 38 ans, en 1947, c’est un homme profondément blessé qui crachera La Croisade de Lee Gordon à la face de l’Amérique et recevra un accueil unanimement réprobateur :
« Tout le monde haïssait ce livre …. La gauche le haïssait, la droite le haïssait, les juifs le haïssaient, les noirs le haïssaient »[1]
« J’affirme très nettement que ces pages sont les premières à donner une peinture d’une indubitable authenticité quant aux rapports entre les noirs, les communistes et les syndicats. […] C’est une cruelle mise à nu du Noir, du parti communiste, du syndicalisme et des sentiments négrophobes du prolétariat américain. »
Précieux et unique, La croisade de Lee Gordon brille encore, toujours ; d’une lumière gênante, de l’éclat des vérités inacceptables. Un peu comme les œuvres de James Baldwin, beaucoup plus riches en amour mais tout aussi libres du dogmatisme des œuvres à programme.
« Without victory at home »
« Mais pour nous les noirs américains, une victoire au loin sans victoire chez nous n’est-elle pas une imposture, vide et dépourvue de signification, qui ne nous rendra pas, plus libre qu’auparavant ? »[2]
« Avec la logique des désespérés, il s’imaginait que, si les Américains ne voulaient pas de lui, il n’en allait pas de même quant aux Japonais. Il rêvait de les voir débarquer sur la côte de Californie, de se joindre à eux et de les mener à la victoire… Mais il n’ignorait pas que c’était un rêve de déshérité. »
« En juin 41, quand l’Allemagne attaqua la Russie, le Comité se transforma en organisme de propagande pro-soviétique. Ceux qui avaient combattu en faveur des minorités raciales prônèrent l’Union nationale contre le nazisme. Les questions de race, de préjugés, d’injustice, de discrimination leur paraissaient désormais mesquines »
« – Vous savez que l’antisémitisme se développe aux Etats-Unis de manière effarante ? continua la femme.– Ah ! vraiment ? Combien de juifs ont été lynchés l’an dernier en Amérique ?– Pourquoi ? Je n’ai jamais entendu dire qu’on lynchait des juifs.– Eh bien, six nègres l’ont été, l’an dernier…- oui monsieur Rosie Rosenberg, durant la première année de votre guerre contre le fascisme – et pas un seul juif ! »
« Mais le résultat c’est simplement que le Sud a gagné Los Angeles. » [4]
Quinze millions d’individus
« Les Nègres ! [….] je n’aurai jamais du employer un tel terme. Comment essayer de définir en quelques phrases les désirs, les opinions et les qualités de quinze millions d’individus tous différents les uns des autres par leur aspect physique, leur mentalité, leur caractère, leur âme ! » L’expression « les Nègres », prise comme un collectif, lui paraissait obscène. »
Malgré des aliénations évidentes et un potentiel de soumission énorme, sa quête de dignité fait de Lee une figure de nègre incontrôlable ; pas souvent glorieux mais définitivement en marronnage. Or l’embauche de Lee comme organisateur syndical est sous-tendue par la prophétie incantatoire qui veut que les noir-e-s, en tant que sous-classe particulièrement exploitée de la classe ouvrière, doivent y jouer un rôle d’avant-garde. Lee doit donc leur montrer la voie :
« ‘Lee, enfonce-toi bien dans la tête que le sort du prolétariat mondial dépend de toi dès aujourd’hui. En effet, à la fin de cette guerre, il calquera son attitude sur celle des ouvriers de chez nous ; les ouvriers américains suivront l’exemple de leurs camarades californiens ; ces derniers seront plus ou moins attachés à leurs syndicats selon que nous réussirons ou non à organiser les travailleurs de la Comstock.’Lee faillit éclater de rire. »
« Lee s’arrêta net en voyant le paquet de tabac qu’ouvrait Rosie. La marque inscrite en grosses lettres lui fit l’effet d’une injure : chevelure de Moricaud.‘Il est bon ce tabac ?’ demanda Lee.Rosie répondit sans le moindre embarras : ‘Il est surtout bon marché. Nous avons empêché le fabricant d’utiliser cette marque, et comme il en avait un stock important, nous l’avons racheté au rabais pour notre usage personnel.’Une femme qui avait vu la marque, elle aussi, dit d’un ton conciliant : ‘Il ne faut pas vous désoler à cause de vos cheveux. Tout le monde ne peut pas en avoir de beaux et ça ne change rien à votre personnalité.-Mais oui, ces cheveux sont ceux que l’évolution dialectique de la matière m’a accordés, répondit Lee. »
« Alors Lee éprouva le sentiment désespérant d’être un fou perdu dans un monde fou, un idiot parmi d’autres idiots qui parlent tous une langue différente, qui ne peuvent pas se comprendre. »
Chester Himes sème quand même des graines d’espoir dans la relation qui va se nouer entre Lee et Rosie, le vieux juif communiste. Rosie est suffisamment imprégné de l’oppression raciale pour cheminer vers Lee. Il va modifier son propre comportement et faire largement vaciller l’antisémitisme de dominé qui anime Lee. Rosie est aussi suffisamment communiste pour privilégier la loyauté et la vérité au mépris des injonctions du Parti. De fait, c’est lui aussi un militant incontrôlable, trop juste pour se conformer aux décisions du Parti. Mais au fond la leçon majeure que Rosie tente de partager avec Lee, avec plus ou moins de succès, est la suivante : comment ne pas être un sacrifié de plus de l’oppression raciale.
Le corps de la terreur
Rares sont les œuvres qui n’ont pas la mauvaise foi de cacher comment le terrorisme racial modèle, empêche de sourire, de détendre l’ossature et les muscles. Comment il peut rendre fou.Pourtant essayer de dire, comprendre n’est pas un luxe … Au grand dam de ceux qui bêlent à longueur de temps « discrimination », « systémique »… Comme si mépriser son corps était bien moins grave que de ne pas obtenir d’emploi. Sans doute aussi qu’il est plus rassurant pour les privilégiés d’imaginer que ma souffrance s’arrêtera quand j’aurai du boulot ; un objectif matériel atteignable et rassurant. Et cette souffrance là, qui m’empêche de rentrer dans le rang salarié, est sans doute plus présentable.
Entamer une réflexion abyssale sur le mal que la suprématie blanche fait à mon/notre corps offre peu d’îlots rassurants pour les coupables qui m’ont traité de singe, ont moqué mon nez, mes lèvres, mes cheveux, la couleur de ma peau.
Chester Himes refusait de neutraliser ce travail de sape raciste en « complexes », « susceptibilités », « tares psychologiques et personnelles» qu’il serait de notre ressort de régler par de l’estime de soi. Il dit la réalité de ces souffrances et les réinscrit dans la mécanique raciste globale qui dynamite les corps, les hypersexualise et s’en joue comme de marionnettes, ordonnant leur dissimulation ou leur dévoilement.
Mais il ne généralise pas, n’enferme pas. Le problème racial résonne en ses personnages de différentes manières. Si Himes n’hésite pas à en amplifier les bruits les plus sombres, chacun reste libre et responsable de ses actes.
C’est au moyen d’un système de doubles de Lee Gordon dans le roman qu’il trace correspondances et dissonances entre les individus. Lester Mc Kinley est un double vieilli et plus amer encore, de Gordon. Mentalement perturbé, il est obsédé par le désir de tuer un homme blanc. Mais sa compréhension des mécanismes psychologiques lui permet de mettre en place des stratégies d’évitement. De Luther Mc Gregor, un autre double, le racisme a fait le débrouillard amoral des Signifying Monkey[5] ; qui parle, trahit, manipule et passe à l’acte s’il croit qu’il peut échapper à la punition.
Lee Gordon vit comme ses doubles dans le champ magnétique de la catastrophe et de l’arbitraire. Il l’a croisé plusieurs fois ; renvoyé de son école, renvoyé de sa ville, orphelin de père d’un meurtre raciste. Ces injustices lui ont donné le terrifiant sentiment de la précarité de son existence d’homme noir dans le monde blanc :
« Cette aventure et ses conséquences pesèrent lourdement sur son développement mental. A force de les ressasser, il en conclut que sa culpabilité ou son innocence dépendaient uniquement de la fantaisie des blancs. Dès lors il se sentit menacé à tout instant par un désastre, et la proximité d’un blanc l’épouvanta. »
« Horace R. Clayton sociologue de l’école de Chicago et co-auteur de l’étude qui fit date sur les quartiers Sud de Chicago, Black Metropolis (1945), publia « A Psychological Approach to Race Relations » en 1946. Cet essai tente d’expliquer comment la peur, « sur laquelle l’intégralité du système de contrôle social dans le sud » est basée, et telle qu’elle est consolidée par les lynchages à travers l’espace et le temps, « modèle en profondeur les personnalités » des habitants noirs des villes du Nord qui n’ont probablement jamais vécu en direct la terreur frontale du Sud. »[6]
Clayton s’appuyait sur des exemples de fiction pour appuyer ses analyses dont S’il braille, lâche le : Robert « Bob » Jones tout comme Lee Gordon vit dans la terreur du lynchage. Parce que chaque violence raciale, chaque brutalité policière raciste vise celui/celle qui en est victime mais est aussi un message à ses semblables : la prochaine fois ce sera peut-être ton tour.
Le corollaire des lynchages du Sud des Etats-Unis est le stéréotype de l’homme noir qui viole les blanches et que Himes questionne dans ces deux œuvres.
Rappelons d’abord avec Angela Davis que ce stéréotype était une « arme idéologique » qui justifiait les lynchages et était conçue pour « empêcher les noirs d’aller de l’avant dans l’après-guerre civile et le combat pour la libération et l’égalité »[7].
Dans La croisade de Lee Gordon à travers l’histoire du procès Rasmus Johnson, Himes rappelle à quel point il est aisé de faire condamner un noir pour le viol d’une blanche ; il suffit d’une accusation et l’homme noir est perdu. Son personnage est rappelé à cette réalité après une tentative de viol sur une femme blanche. Puis, nous apprenons qu’il viole très régulièrement Ruth, sa femme noire, qui est, elle, dans une zone de non-droit et de silence.
Himes lève le tabou du viol conjugal et du viol des femmes noires par les hommes noirs. Il ébrèche l’un des grands mensonges entretenus par le stéréotype de l’homme noir violeur, tel qu’il fut immortalisé dans Birth of a nation. Angela Davis expliquait que les mouvements féministes blancs contre le viol avaient été largement inefficaces par le fait que nombre de blanches s’accrochaient au stéréotype raciste selon lequel le danger venait des hommes noirs, alors que statistiquement il y avait plutôt plus de risques que leurs agresseurs soient des hommes blancs.
Pour en revenir aux femmes noires, Himes démonte et dénonce les mécanismes de compensation qui exposent les femmes noires aux violences des hommes noirs en plus des violences que le système, hommes blancs et femmes blanches, leur impose déjà. En bas de l’échelle, Ruth est le seul être sur qui Lee a du pouvoir et il en profite de manière ignoble.
Gordon qui semble mener un combat viril contre l’homme blanc, est habité du lieu commun de l’homme noir émasculé par le racisme. Il perçoit autant les injustices raciales comme des dénis d’humanité que comme des dénis de virilité. Dans sa reconquête forcément sexiste de pouvoir phallique Lee découvre que s’il ne peut vaincre le système raciste il peut contraindre des femmes à reconnaître qu’il est un mâle.
En dénonçant cette attitude, Himes mettait ainsi précocement en lumière ce qui serait critiqué plus tard par les féministes noires notamment, suite au virilisme du Black Power : les luttes d’émancipation des hommes noirs ressemblaient parfois curieusement à une lutte pour récupérer les clés du patriarcat.[8]
Conclusion
« Â 31 ans j’avais été blessé émotionnellement autant qu’un trentenaire peut le supporter. J’avais vécu dans le Sud, j’étais tombé d’une cage d’ascenseur, j’avais été viré de l’université, j’avais fait une peine de 7 ans et demi de prison, à Cleveland j’avais survécu aux 5 dernières années de la crise ; et j’étais encore entier, complet, en état de marche ; mon esprit était affûté, mes réflexes étaient bons et je n’étais pas amer. Mais sous l’usure mentale des préjugés raciaux à Los Angeles je devins amer et imbibé de haine. »
Notes
Chester Himes - La croisade de Lee Gordon
Editions Corrêa
1952
Préface de Richard Wright
